CHAPITRE V
Sultan Hafiz Mahmood n’arrivait pas à trouver le sommeil, bien qu’il soit plus de deux heures du matin. Il sortit du living-room climatisé pour gagner la terrasse dominant le jardin de sa maison entourée de verdure, comme toutes celles du quartier F8, un des plus résidentiels d’Islamabad. L’air était tiède. Déjà, dans la journée, la température atteignait 40 °C et dans le sud, vers Karachi, il faisait 50 °C ! Il regardait la ligne sombre des Margalla Hills, qui couraient au nord de la ville, lorsqu’un bruit de feuillage froissé dans le jardin le fit sursauter.
À cause de la proximité du Fatima Jannah Park, il y avait souvent des animaux sauvages dans les jardins des maisons du quartier. D’ailleurs, Islamabad, découpée en carrés, avec d’interminables avenues se coupant à angle droit, ressemblait à un parc. On y tuait couramment sangliers, renards et même quelques petits félins égarés…
Seulement, il n’y avait pas que les animaux sauvages. Prudent, Sultan Hafiz Mahmood alla prendre dans son râtelier d’armes une Kalachnikov, l’arma et s’installa sur la terrasse, scrutant l’obscurité du jardin. Le bruit avait cessé, mais il n’ignorait pas que le Mossad et la CIA étaient à ses trousses. Les Américains auraient voulu le kidnapper, mats le Mossad, lui, se contenterait d’une élimination physique… Heureusement, sa maison était surveillée jour et nuit et une ligne directe la reliait au QG de l’ISI, qui pouvait intervenir très vite.
Il prit une bouteille de Defender Success « 12 ans d’âge » dans le bar et s’en versa une bonne rasade sur beaucoup de glace, faisant ensuite tourner lentement les glaçons.
Une semaine s’était écoulée depuis son expédition au Baloutchistan. Deux jours après son retour, il avait reçu la visite d’un colonel de l’ISI qui l’avait sévèrement réprimandé pour être allé à Karachi sans autorisation, alors qu’il était assigné à résidence. Sultan Hafiz Mahmood avait prétendu ne pas savoir qu’il n’avait pas le droit de se déplacer au Pakistan. Le colonel de l’ISI avait ensuite posé la question à laquelle il s’était préparé.
— Qu’étiez-vous allé faire là-bas ?
Il avait alors servi l’histoire de Gaddani Beach. Un de ses amis, armateur, voulait envoyer des bateaux à la ferraille. Il était allé se renseigner.
— C’est tout ?
— Non, j’avais rendez-vous avec un vieil ami à Gwadar, le Nawar Al Bughti. Pour essayer des vierges omanaises qu’un de ses amis lui avait envoyées.
Le colonel de l’ISI avait souri, complice.
Dans le monde musulman, les vierges étaient une obsession courante. Ce passe-temps justifiait un voyage de quelques centaines de kilomètres. L’officier de l’ISI ne lui avait posé aucune question sur les deux policiers assassinés au RPG7. Ils le soupçonnaient sûrement mais ne pouvaient rien prouver, et Jamil Al Bughti ne parlerait pas. Le colonel de l’ISI n’avait pas insisté. Déjà, son service avait enquêté à Gwadar et à Gaddani, sans rien trouver. Là-bas, toutes les bouches se fermaient dès qu’on voyait un policier…
Sultan Hafiz Mahmood but un peu de son Defender, fixant le ciel étoile. Le boutre parti de Gwadar était arrivé à destination depuis deux jours environ, mais il faudrait encore des semaines d’attente avant que Sultan Hafiz Mahmood ne recueille le résultat de ses années d’efforts. Il souffrait d’être réduit, désormais, à un rôle passif. Il ne restait sur le territoire pakistanais aucune trace de l’opération. Le local utilisé pour la phase finale avait été dynamité, ses occupants étaient dispersés. Même si, aujourd’hui, les autorités pakistanaises mettaient la main sur une trace tangible, cela ne les mènerait nulle part. En plus, il y avait gros à parier qu’elles ne souffleraient mot de leur découverte, embarrassante pour elles. De ce côté-là, Sultan Hafiz Mahmood pouvait dormir tranquille.
Pour éviter de penser sans arrêt à ce qui allait se passer, il reprit la lettre qu’un messager sûr arrivant de Londres lui avait remise le matin même. Une missive manuscrite d’Aisha Mokhtar. Elle lui réclamait tout simplement un versement de cent millions de dollars sur le compte qu’elle désignait. Afin, disait-elle, de ne plus être obligée de mendier… Cette salope se plaignait de ne plus le voir et demandait quand il pouvait la rejoindre, lui parlant de la maison qu’elle venait d’acheter à Londres.
Comme si elle ne savait pas qu’il lui était impossible de quitter le Pakistan…
La fin de la lettre était plus ambiguë, faisant allusion aux documents précieux qu’il lui avait confiés et assurant qu’elle veillait dessus comme à la prunelle de ses yeux.
Le Pakistanais froissa rageusement la lettre. C’était un chantage déguisé. Certes, Aisha ne savait pas tout de son opération, mais dans son euphorie, il avait eu la folie de la tenir au courant de son lancement et elle en connaissait les grandes lignes. À part son grand dessein, à cette époque, il concentrait toutes ses forces à lui faire l’amour, partout. Dès qu’il l’approchait, il ne pensait plus qu’à cela.
Le sommeil commençait à le gagner. Il décida de remettre au lendemain les mesures à prendre.
Malko sortit du Lanesborough, salué par le portier en haut de forme, et aperçut tout de suite la Bentley vert pâle stationnée sous l’auvent. Le chauffeur, un gaillard moustachu ressemblant à un lutteur de foire, bondit de son siège pour lui ouvrir la portière arrière.
Aisha Mokhtar l’accueillit d’un sourire éblouissant. Cette fois, elle portait un tailleur de soie bleu nuit, ouvert sur un chemisier blanc opaque, avec ce qui semblait être des bas. Malko ne pouvait imaginer qu’une femme comme elle porte des collants… Elle lui tendit sa main à baiser et il put respirer le parfum lourd dont elle s’était arrosée…
— C’est gentil de m’inviter, minauda-t-elle. Je vois tellement de gens ennuyeux.
— Vous semblez bien entourée, remarqua perfidement Malko. Ce Pakistanais est charmant.
Elle eut une moue dégoûtée.
— C’est un porc ! Dès qu’il pose ses mains humides de sueur sur moi, j’en ai la chair de poule… Il a gagné des milliards avec ses jeans, mais il ferait mieux de rester à Birmingham.
— Et votre soupirant venu du fond de l’Angleterre ? Elle émit un rire léger, juste comme la Bentley quittait Park Lane pour stopper devant le Dorchester, en face d’une brochette de Ferrari, de Porsche et de Rolls-Royce. Une Lamborghini plate comme une punaise était garée devant l’entrée. Malko avait réservé une table au fond du restaurant, à droite de l’entrée.
— Il se consolera ! Je crois qu’au fond, tout ce qu’il souhaite, c’est que je l’accompagne à Ascot, pour épater ses copains. Il n’aime vraiment que ses chevaux…
Un pianiste en queue de pie égrenait des notes mélancoliques pour le salon de thé qui occupait une bonne partie du lobby, là où les « pauvres » grignotaient quelques canapés vendus au poids de l’or, en échangeant les derniers potins de Londres. Malko regarda la salle du restaurant. Pas mal de couples. Certains riches Anglais réservaient une chambre pour y emmener leur conquête après le café. À 600 livres, cela mettait l’orgasme hors de prix… Aisha Mokhtar commanda des huîtres frites au gratin, abominable spécialité britannique, et une sole qui, d’après son prix, avait dû être élevée dans un très bon collège.
Lorsqu’elle vit arriver le magnum de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs, millésimé 1996, porté cérémonieusement par un commis précédé du maître d’hôtel, elle poussa un vrai cri de joie.
— C’est merveilleux ! j’adooore le champagne.
— Moi aussi, assura Malko.
La glace était rompue. Aisha Mokhtar se pencha vers lui.
— Parlez-moi de vous. Que faites-vous à Londres ?
— J’aime bien Londres, j’y ai des amis, cela me change de l’Autriche et de la campagne.
— Vous vivez dans un château…
— Oh, un vieux château en mauvais état… Mais ma famille y est depuis plusieurs siècles.
— Vous ne travaillez pas alors, comme tous mes amis anglais ?
— Hélas, si, soupira Malko. Je gère la fortune des autres à la Völkische Bank, à Vienne.
— C’est passionnant, vous pourrez me donner des conseils, minauda Aisha en attaquant ses huîtres qui semblaient sortir d’une décharge publique…
La nourriture britannique était vraiment infecte.
*
* *
Il ne restait plus une goutte du magnum de Taittinger dont Aisha avait bu la plus grande part. Les joues rosies, le regard brûlant, elle était de plus en plus volubile. Malko en savait un peu plus sur elle. Née en Inde, musulmane et pauvre, elle y avait rencontré son premier mari, un gentleman britannique de trente ans son aîné, qui l’avait emmenée à Londres après l’avoir épousée. Arraché, hélas, prématurément à son affection trois ans plus tard… Ensuite, elle avait partagé sa vie entre le Pakistan – avec un second mari – et Dubaï. Divorcée, elle avait enfin rencontré l’homme de sa vie, dont elle n’avait pas donné le nom à Malko. Retenu par ses affaires à Islamabad, il la délaissait… Heureusement qu’il y avait la vie mondaine, les cocktails, les soirées…
En dépit de sa bouche pulpeuse, de son sourire sensuel et de son regard brûlant, Malko sentait la prédatrice, rompue aux combats de la vie. Et habituée à gagner…
Leurs regards se croisèrent et ce qu’il crut lire dans le sien semblait vérifier l’analyse de Gwyneth Robertson. Aisha Mokhtar proposa soudain d’une voix égale :
— Voulez-vous voir ma maison ? C’est moi qui l’ai décorée !
Cinq minutes plus tard, ils étaient dans la Bentley. Grâce à un mouvement un peu brusque, Malko avait pu vérifier qu’elle portait bien des bas… Ils atterrirent dans une petite impasse mal pavée, Belgrave News North, non loin de Belgrave Square. L’endroit le plus chic de Londres. Pour accéder au grand square du quartier, il fallait une clef que seuls possédaient les résidents des maisons avoisinantes…
Aisha Mokhtar faisait partie de ces happy-few.
Le chauffeur arrêta la Bentley devant une petite maison de deux étages, visiblement refaite à neuf. D’ailleurs, il n’y avait que cela dans cette impasse très select. À l’intérieur, cela sentait l’encens et une magnifique gerbe de roses ornait la petite entrée. La Pakistanaise conduisit Malko jusqu’à une pièce aux murs laqués rouges, avec un bar et des gravures plutôt érotiques au mur. Elle fonça directement vers le réfrigérateur, laqué rouge lui aussi, et en sortit une bouteille de Taittinger qu’elle tendit à Malko.
— Fêtons votre première visite ici… Vous ne pouvez pas savoir ce que j’aime le champagne ! J’ai l’impression que ses bulles me font voler.
Lorsqu’il fit sauter le bouchon, elle avait déjà mis de la musique, une mélopée orientale lente et rythmée. De fait, elle buvait le champagne comme de l’eau.
— Vous vivez seule, ici ? demanda Malko.
— Hélas oui, je n’ai pas encore trouvé d’homme pour me tenir compagnie, à part Chaury, mon chauffeur.
Ce dernier, sur l’ordre de sa maîtresse, était resté dehors pour astiquer la Bentley. Accoudée au bar, Aisha fixait Malko avec un drôle de sourire, tout en jouant avec sa flûte vide. L’atmosphère se chargea brutalement d’électricité. Leurs regards se croisèrent, restèrent accrochés. Sans réfléchir, Malko fit un pas en avant. C’est Aisha qui déplaça légèrement la tête pour que sa bouche arrive exactement en face de la sienne.
Elle embrassait comme une vraie femme. De tout son corps. Avec des sursauts brusques, un ballet furieux d’une langue qui semblait avoir absorbé toutes les bulles de champagne tant elle vibrait. Lorsque Malko effleura sa poitrine, la Pakistanaise appuya encore plus son bassin contre le sien. Il s’enhardit, caressant une hanche puis le ventre un peu bombé, plus bas. Lorsque ses doigts se posèrent sur le renflement du sexe, Aisha eut un sursaut, mais ce n’était pas un recul. Malko se mit à la masser, tandis que sa langue tournait comme une toupie dans sa bouche. Elle faillit tomber, se rattrapa à un tabouret.
Il avait relevé la jupe de son tailleur et atteint son ventre. Ils n’avaient pas prononcé une parole. Malko éprouva une délicieuse surprise en sentant les doigts d’Aisha descendre son Zip, se glisser à l’intérieur de son pantalon, et l’empoigner. Il n’avait même pas réalisé à quel point il était excité. En un clin d’œil, la jeune femme se retrouva à genoux en face de lui et enfonça son membre durci jusqu’au fond de son gosier… Sa fellation ne ressemblait en rien à celle de Gwyneth Robertson, bien léchée si on peut dire, domestiquée. Celle-là était beaucoup plus désordonnée, sauvage, avec des mouvements brusques, des plongées d’oiseau vorace. Cela sentait le soleil, l’exotisme, la fureur sexuelle. En un mot, Aisha suçait comme une folle, pour son plaisir à elle.
À ce rythme sauvage. Malko eut vite envie de conclure. Aisha prit les devants. Se relevant brusquement, elle se débarrassa de sa culotte noire d’un geste rapide, s’appuya au bar, les jambes légèrement écartées, tournant le dos à Malko. Il aperçut dans le miroir ses traits tendus par l’attente du plaisir.
— Comme ça ! lança-t-elle.
Le pantalon sur les chevilles, il releva la jupe du tailleur, découvrant la croupe nue. Il allait s’enfoncer en elle lorsqu’il se souvint à temps des recommandations de Gwyneth Robertson. Aisha frémit et poussa un gémissement difficile à interpréter lorsque, négligeant son ventre, il appuya son sexe directement contre l’entrée de ses reins. Sans hésiter, il poussa de tout son poids et sentit son membre s’enfoncer dans la croupe de la Pakistanaise, et disparaître entièrement, avalé par la corolle brune. Aisha poussa une sorte de cri d’agonie et hurla :
— Non, no, it hurts[20] !
Se fiant aux conseils de son mentor, Malko saisit la jeune femme par les hanches, se retira presque entièrement puis revint en force, arrachant un nouveau hurlement à Aisha, accrochée des deux mains au bar. Il continua pourtant, sentant la gaine qui l’accueillait s’assouplir progressivement. Les hanches d’Aisha se balançaient, elle donnait de petits coups de reins pour venir au-devant du membre fiché en elle. Enfin, elle se mit à implorer Malko.
— Please, please, come in my ass[21] !
Là, ce n’était plus du tout finishing school. Malko obéit, se vidant avec un cri sauvage. Le diagnostic de Gwyneth Robertson était exact. Aisha Mokhtar adooorait se faire sodomiser…
À peine se fut-il retiré qu’elle se laissa glisser à terre, le dos appuyé à la laque du bar, haletante. Elle leva sur Malko un regard de femelle ravie, les yeux cernés, la bouche gonflée…
— My God ! Was so good ! murmura-t-elle You are a beast…
Il l’aida à se relever et lui reversa un peu de champagne. Aisha Mokhtar s’approcha de lui, effleurant son visage d’une caresse aérienne.
— Il y a peu d’hommes qui comprennent les femmes, dit-elle. Je sens que nous allons bien nous entendre…
Aisha Mokhtar, de nouveau très « ladylike », devisait avec Malko sur le canapé de cuir rouge. Le chauffeur avait enfin eu l’autorisation d’entrer dans la maison et s’affairait à la cuisine.
— C’est un géant, remarqua Malko, comme il leur apportait de la glace. Il peut servir de garde du corps…
— Ça peut en effet être utile, laissa tomber Aisha. Londres était pourtant une des villes les plus sûres du monde. Malko venait de franchir le premier cercle… Aisha posa la tête sur son épaule.
— Quand repartez-vous ?
— À la fin de la semaine.
— Vous m’inviterez dans votre château ?
— Avec plaisir. Quand vous voudrez !
Il suffirait de trouver un placard assez grand et assez solide pour y enfermer Alexandra…
— La semaine prochaine ? Après, j’ai plusieurs soirées ici.
Au moins, elle était directe.
— Je vous attends ! Je viendrai vous chercher à Vienne. Dites-moi quel jour et je donnerai un grand dîner en votre honneur.
— Magnifique !
Aisha Mokhtar rayonnait. Plus bas, elle ajouta :
— Après le dîner, vous me prendrez sur la table, comme aujourd’hui, à la lueur des chandelles.
Encore un rêve de jeune fille.
— Si c’est un ordre, je l’exécuterai, promit Malko en lui baisant la main.
La manip de la CIA était en bonne voie. En tout cas, pour ce qui concernait le contact. Il pouvait difficilement être plus étroit.
Il restait à extorquer ses secrets à Aisha Mokhtar. Ce qui allait être beaucoup plus difficile.